A PROPOS DE LA POÉSIE
Poésie et mémoire, poésie et célébration, poésie et connaissance, poésie et engagement, poésie et rêve, poésie et langage... Des pistes de réflexion...
Il existe une difficulté d’accès à la poésie due à l’obscurité, à l’hermétisme de certains poèmes et à l’idée qu’il ne faut pas dissiper ce mystère car il ferait partie du pouvoir et de la puissance de la poésie (P.Valéry : « Certains se font de la poésie une idée si vague qu’ils prennent ce vague pour l’idée même de la poésie. »). En conséquence, la poésie doit s’admirer de loin et on ne l’approche que par intuition ; tenter de l’expliquer, de démêler son fonctionnement détruirait son effet, le charme et la fascination exercés par la parole poétique. C’est une conception de la poésie qui tient à distance le discours critique, l’analyse rigoureuse, et dont il est difficile de se satisfaire.
En cherchant à définir l’activité poétique avec précision, on se heurte à un autre obstacle : le foisonnement de définitions et de conceptions contradictoires ( P.Valéry : « Ni l’objet propre de la poésie, ni les méthodes pour le joindre n’étant élucidés, toute netteté sur ces questions demeure individuelle, et la plus grande contradiction dans les opinions est permise. ») Ainsi quelle définition de la poésie pourrait rendre compte à la fois des textes de Boileau et de Mallarmé, de la récitation d’une épopée africaine et d’un poème surréaliste ? Voici quelques pistes de réflexion…
Poésie et mémoire
Par le caractère mnémotechnique de la versification, la poésie se montre particulièrement apte à la conservation des formules rituelles, des formules magiques dont aucune syllabe ne doit être modifiée : « ce que nous appelons poésie n’est pas né comme plaisir mais comme outil. » (G. Mounin, Poésie et société)
Ainsi l’Église médiévale inscrit ses chants liturgiques dans un vers syllabique ( le décasyllabe) pour que les fidèles les retiennent plus facilement. A cette époque, les lois, les traités scientifiques pouvaient être versifiés. Cette prédominance de la forme versifiée s’explique par le fait que la communication a longtemps été essentiellement orale, et elle recourt donc à tout ce qui peut faciliter la mémorisation, en particulier le principe de répétition, caractéristique du discours poétique. En effet, fondé sur la répétition avec ou sans inversion des sons, des structures, des rythmes, la forme versifiée favorise le travail de mémoire du récitant et soutient l’attention du public auquel on s’adresse. On pense que cette structuration particulière du langage poétique est fondée sur les rythmes corporels : la respiration, les balancements du corps, les mouvements et les gestes répétitifs ( cf. Marcel Jousse, Anthropologie du geste, étude des traces de l’oralité dans les textes bibliques ou dans le style oral rythmique africain…)
Poésie et célébration
Les formes les plus anciennes de la poésie sont liées à des événements, des circonstances de la vie individuelle ou collective (sentiments personnels / naissance, mariage, funérailles, victoire, culte religieux). La poésie donne force et puissance à ces événements, leur confère dignité et solennité . C'est pourquoi le langage poétique est par excellence le langage des émotions et des sentiments personnels (ce qu’on appelle la fonction lyrique de la poésie) : il célèbre l’amour, exprime les joies et les peines humaines, fixe l’éphémère, le fugitif (comme les haïkus japonais). Par exemple, le poète italien Pétrarca (XIVe siècle) dans son Canzoniere peint les nuances de ses états d’âme à propos de son amour pour Laura et Lamartine (XIXe siècle) dans la préface des Méditations poétiques écrit : « Ce n’était pas un art, c’était le soulagement de mon cœur. »
Certains penseurs, semble-t-il, ont utilisé un langage « poétique » pour signaler la nouveauté, la richesse de la pensée qu’ils proposent (la rupture avec le langage habituel étant la marque de la nouveauté de leur pensée) : Héraclite, philosophe grec du VIe siècle avant J-C, s’exprime en sentences énigmatiques, très condensées et susceptibles de plusieurs interprétations (il inspire d’ailleurs un poète du XXe siècle, René Char) ou bien le philosophe allemand de la fin du XIXe siècle, F.Nietzsche, qui expose sa critique de la métaphysique occidentale dans une langue faite d’aphorismes ( i.e. des formules condensées) et de métaphores poétiques.
Dans cette fonction de célébration, la poésie s’est très tôt associée aux mythes. Le mythe est un récit fabuleux, rapportant les histoires des dieux ou des héros légendaires ; il est tenu pour vrai ou en tout cas porteur de vérité par la société qui le raconte car il transmet des valeurs sur lesquelles se fonde une culture. En tant que récit , le mythe n’exige pas une forme poétique mais celle-ci lui prête un grand pouvoir d’évocation par les images et les symboles et lui donne une certaine autorité par son cadre rythmique régulier (cf. les récits de la création du monde comme la Genèse de la Bible, les mythes babyloniens, égyptiens, africains…). Cette association mythe et poésie se retrouve au XIXe et au XXe siècles : V. Hugo donne par ses vers de l’ampleur au mythe du progrès (La fin de Satan), L.S.Senghor (Sénégal) et A.Césaire (Martinique) exaltent les valeurs africaines dans leur poésie.
Pour les mêmes raisons, le langage poétique a été utilisé dans l’épopée : genre poétique oral à l’origine, l’épopée est le récit d’actions d’un héros hors du commun et porteur des valeurs d’un groupe. Le registre épique est caractérisé par l’amplification pour magnifier le héros et ses exploits : cf. L’Epopée de Gilgameš, 3500 avant J-C / L’Iliade d’Homère, VIIIe siècle avant J-C / L’Enéide de Virgile, Ier siècle avant J-C / La Chanson de Roland et les chansons de geste ( de « gesta », exploits ) au XIe et XIIe siècles. Les récits épiques préservent le souvenir d’un passé ancien (exaltation des grands combats, célébration des fondateurs de la société ou culte des ancêtres), mais surtout ils ont une fonction didactique et éthique car ils posent un modèle d’action, de comportement, expriment les valeurs d’une communauté, réorganisent même le passé en fonction du présent . Par exemple, en Afrique, lors de l’intronisation d’un nouveau roi, le griot – le récitant, l’aède – légitime le nouveau monarque en le rattachant à la lignée de ses prédécesseurs ; au Mali, pour cette cérémonie d’intronisation, on récite la geste de Soundiata, fondateur de l’empire du Mali au XIIIe siècle, mais la récitation épique s'adapte à la personnalité du nouveau souverain en insistant sur tel ou tel épisode, sur tel ou tel personnage. L’épopée disparaît avec la diffusion de l’écrit lorsqu’on passe d’un mode de communication auditif à un mode visuel.
Poésie et connaissance
Les premières réflexions sur le rapport entre le langage et la réalité ont souvent abouti à une conception magique du langage, c’est-à-dire à la croyance à une coïncidence naturelle entre les mots et les choses et au pouvoir de la parole sur les choses : « pour elle, l’essence de chaque chose est enfermée dans son nom. Des effets magiques se rattachent immédiatement au mot et à sa possession. Celui qui s’est emparé du nom, qui a su l’utiliser, est devenu par là le maître de l’objet lui-même ; il se l’est approprié, avec toutes les forces qu’il contient. » (Cassirer , La philosophie des formes symboliques) Ainsi, nommer les êtres, les choses dans les sociétés archaïques, c’est les faire exister (cf. le récit biblique de la création du monde, « Dieu dit… et il en fut ainsi ») ; c’est aussi exercer un pouvoir sur eux (cf. dans certaines sociétés traditionnelles, le nom véritable des individus doit rester secret car, s’il était divulgué, il ferait courir un risque mortel aux individus, d’où surnoms, périphrases, langage crypté). De même, dans les pratiques des sorciers, des « chamans », il suffit de dire pour qu’une chose arrive ou d’affirmer par la parole quelque chose pour que le réel soit tel qu’on le dit.
Certains poètes se sont plu à évoquer un rapport étroit entre magie et poésie : ils parlent d’incantations, d’envoûtement, de « sorcellerie évocatoire » (Baudelaire) ou bien, comme le poète Henri Michaux, dans Épreuves, exorcismes ( 1945), ils considèrent leurs poèmes comme des formules magiques, conjuratoires, pour « tenir en échec les puissances environnantes du monde hostile. » Cette liaison ancienne de la poésie avec la magie a suscité de la méfiance pour le langage poétique et le poète. Pour ceux qui considèrent qu'il faut se soumettre à l’autorité de la raison pour acquérir une connaissance du réel, il y a incompatibilité entre la pensée et la poésie : la pensée est une conquête de la maturité de l’esprit tandis que la poésie relève de l’imagination et des sens, de la fureur et de l’inspiration, ou ramène à l’enfance. On voit alors apparaître une image du poète comme un rêveur, un doux illuminé, un naïf, voire un fou ( le poète inspiré par « une fureur sacrée »).
Mais au XIXe siècle, avec le romantisme, la poésie veut être à nouveau un moyen de connaissance du monde : une image nouvelle du poète se constitue. Il est montré comme un individu supérieur, doué de pouvoirs quasi surnaturels par lesquels il peut accéder à des révélations : par sa sensibilité et sa maîtrise du langage, il a accès à un autre monde, « à la réalité secrète de l’univers » ( Hugo, Les Contemplations / Baudelaire, « La Vie antérieure » dans Les Fleurs du mal ).
Hugo, Préface des Odes, 1822 : « … sous le monde réel, il existe un monde idéal, qui se montre resplendissant à l’œil de ceux que les méditations graves ont accoutumés à voir dans les choses plus que les choses. »
Baudelaire, Notes nouvelles sur Edgar Poe, 1857 : « C’est cet admirable, cet immortel instinct du beau qui nous fait considérer la terre et ses spectacles comme un aperçu, comme une correspondance du ciel… C’est à la fois par la poésie et à travers la poésie que l’âme entrevoit les splendeurs situées derrière le tombeau. »
Baudelaire, Sur Victor Hugo, 1861 : « Tout est hiéroglyphique et les symboles ne sont obscurs que d’une manière relative… Or qu’est-ce qu’un poète, si ce n’est un traducteur, un déchiffreur ? »
Avec Rimbaud, on retrouve même « la fureur » de l’inspiration, qui lui permet d’accéder à des mondes nouveaux . Dans ses Lettres à P.Demeny, Lettres dites du « Voyant », 1871 , il écrit : « Je veux être poète, et je travaille à me rendre Voyant… Les souffrances sont énormes, mais il faut être fort, être né poète, et je me suis reconnu poète.Ce n’est pas du tout ma faute. C’est faux de dire : Je pense : on devrait dire on me pense… Je est un autre. » / « Le poète se fait voyant par un long, immense et raisonné dérèglement de tous les sens… Ineffable torture où il a besoin de toute la foi, de toute la force surhumaine, où il devient entre tous le grand malade, le grand criminel, le grand maudit - et le suprême Savant ! – Car il arrive à l’inconnu ! … Énormité devenant norme, absorbée par tous, il serait vraiment un multiplicateur de progrès !... »
A la fin du XIXe siècle, les poètes se sont de plus en plus éloignés de la société dans laquelle ils vivent : ils se veulent en marge ( « les poètes maudits » dira Verlaine ) et revendiquent une poésie dégagée de l’emprise de la réalité, de toute référence au réel : « La Poésie ne rythmera plus l’action, elle sera en avant ! » ( Rimbaud , Lettres dites du « Voyant »).
Poésie et engagement
Après la Révolution française, la culture universaliste (l’Humanisme de la Renaissance) ou cosmopolite (le siècle des Lumières) est remplacée par des cultures nationales. Au XIXe siècle, la poésie devient patriotique, éducative, sociale, c’est-à-dire une poésie engagée dans son siècle et qui s’oppose à l’individualisme romantique. Ainsi V. Hugo, dans Les Contemplations, dénonce certaines réalités pour réveiller les consciences (« Melancholia » sur le travail des enfants ) ou, dans Les Châtiments, critique durement le régime de Napoléon III qui l’a exilé. La poésie de la Résistance pendant la Deuxième Guerre mondiale, avec Eluard, Aragon, Desnos, veut entraîner dans l’action ou consoler, donner de l’espoir : la poésie est considérée alors comme une précieuse arme intellectuelle.
Le débat auquel cette poésie engagée donna lieu, la guerre finie, fit apparaître nettement deux conceptions opposées de la poésie : « poésie pure » contre « poésie de circonstance ».
Les défenseurs de la poésie pure désapprouvèrent la poésie de la Résistance, lui reprochant d’avoir trahi le sens même de la poésie en la soumettant à des fins utilitaires, en écrivant « une poésie de circonstance » ( expression péjorative ). Ainsi B.Péret, au nom des Surréalistes, écrivit un article au titre provocant, « Le Déshonneur des poètes », où il affirme que les poètes engagés ont cessé « d’être poètes pour devenir des agents de publicité. » ; de même, A.Breton écrira : « La poésie de circonstance née de la guerre… a véhiculé des sentiments très louables, au moment où ils n’avaient pas licence de s’exprimer sous une autre forme… Nous manquons de recul pour dire à coup sûr si, de tout cet éphémère, on a réussi ou non à faire jaillir de l’éternel. » P.Eluard exposa son propre point de vue à ce sujet dans Le Poète et son ombre : « … il faut nous persuader que, pour qu’un poème de circonstance se transporte du particulier au général et prenne par là un sens valable, durable, éternel, il est nécessaire que la circonstance s’accorde avec les plus simples désirs du poète, avec son cœur et son esprit, avec sa raison… La circonstance extérieure doit coïncider avec la circonstance intérieure… Le poète suit son idée, mais cette idée le mène à s’inscrire dans la courbe du progrès humain. »
De nombreux poètes n’hésitent pourtant pas à mettre leur poésie au service des problèmes sociaux ou politiques et produisent des œuvres poétiques dont la qualité est reconnue : cf. L’Anglais Yeats, Easter 1916 / L’Italien Montale, Le Occasionali, 1939 / Le Chilien Neruda, Canto general, 1950 … Certains critiques par ailleurs ont fait de sérieuses réserves sur l’idée d’une poésie pure comme Roger Caillois dans Imposture de la Poésie , 1944 : « Ce temps aura vu la poésie se vouloir tout ce qu’elle n’est pas : magie, mystique ou musique… Elle s’attribue un destin à la fois grandiose et imprécis, comme de constituer un instrument privilégié de connaissance, une variété d’expérience mystique … Elle se débarrasse de toute matière et presque de toute entrave, elle est solitaire, affranchie de toute obligation extérieure, et ne devant de comptes ni à la cité, ni à la morale, ni aux croyances, ni au savoir. Érigée en discipline absolue et n’ayant plus à craindre que l’excès même de sa liberté, exposée à s’exténuer à force de dénuements volontaires, d’ostracismes répétés… »
Le critique suisse Albert Béguin proposa d’en finir avec cette opposition en disant : « Il n’y a pas de poésie dans l’événement et hors de l’événement, de poésie voulue et spontanée : il y a la poésie aux formes multiples. » ( La Poésie de la présence )
Poésie et rêve
A la fin du XIXe siècle, Sigmund Freud introduisit une nouvelle méthode thérapeutique,
la psychanalyse : elle suppose qu’en chaque être humain existe une partie inconsciente qui détermine l’ensemble de ses actes conscients, et cet inconscient est , par définition, hors de portée. Mais nous pouvons en voir les symptômes dans des actes involontaires ou dans les rêves. Certains poètes comme les Surréalistes vont explorer ce monde du rêve et de l’inconscient pour trouver une nouvelle inspiration, exalter l’imagination en la libérant de la pensée rationnelle et de la morale. Ils veulent faire jaillir cette « lave intérieure », douée de qualités poétiques extraordinaires, et pour cela ils expérimentent l’écriture automatique et le récit de rêve qui se développeront en poèmes en prose, en prose poétique, en récits oniriques à la structure anarchique et sans souci de vraisemblance (« La Beauté sera convulsive ou elle ne sera pas » écrit A.Breton) . Contre la pratique courante du langage qui tend à reproduire les modèles anciens, les poètes surréalistes recherchent des images subversives, des rapprochements insolites, une syntaxe inaccoutumée pour transgresser les habitudes logiques et pour instituer un nouvel ordre du réel. Ainsi le langage poétique peut déformer le réel, et même ne plus y faire référence : le sens d’un poème est multiple ou accessoire, à la limite absent (cf.la poésie expérimentale du Lettrisme avec Isidore Isou, le mouvement Dada, l’Oulipo…)
On a établi des analogies entre le travail de création poétique et le travail du rêve. Le travail du rêve d’après Freud comprend 4 aspects : la figuration, la condensation, le déplacement, l’élaboration secondaire. La figuration est la transformation d’idées en images visuelles, ce qui est souvent le propre de la poésie ; la condensation, qui fond en une image plusieurs idées (par exemple, une même personne a des traits appartenant à plusieurs personnes ), se rapproche de la métaphore ; le déplacement, qui substitue à un élément important un élément insignifiant relié à lui par une chaîne d’associations , se rapproche de la métonymie où une chose est exprimée par une autre en relation étroite avec elle ; l’élaboration secondaire, œuvre de la conscience qui perçoit le rêve et cherche à lui donner cohérence et unité , ressemble au travail d’élaboration conscient du poète sur son matériau.
Poésie et langage
Pour le linguiste Jakobson, la poésie est ce qui empêche « la rouille de la pensée »: le langage journalistique ne fournit que des équivalences, le discours totalitaire récuse toute contestation, seule la poésie est une aventure du langage ( « Poète est celui-là qui rompt avec l’accoutumance » écrit Saint-John Perse ).
Au XXe siècle, à partir des Cours de linguistique générale de Ferdinand de Saussure, publiés en 1915, la linguistique s’est constituée comme une science qui se propose d’étudier le langage « en lui-même et par lui-même » : elle propose entre autres une définition du signe linguistique et l’idée que dans la communication la valeur d’un signe n’est pas en lui-même mais dans la relation qu’il entretient avec les autres signes, dans la place qu’il a dans le système d’ensemble de la langue ( comme dans le code de la route où la « valeur » d’arrêt du feu rouge ne fonctionne que par opposition à un feu orange et à un feu vert – et si la couleur rouge n’apparaissait plus à la suite d’un mauvais fonctionnement de la lampe, le conducteur répondrait pourtant de la même façon au signal ). Le signe linguistique est défini par Saussure comme l’association d’un « signifiant » et d’un « signifié » : le signifiant est l’image acoustique ou graphique du signe et le signifié l’idée, le concept auquel renvoie le signifiant. Leur association n’est pas "motivée" car rien dans la nature du signifiant ne commande son lien avec le signifié: à preuve l’existence de langues différentes. C’est ce qu’on appelle l’arbitraire du signe.
Avec cette notion de l’arbitraire du signe, la linguistique moderne réactualise le débat philosophique exposé par Platon dans le Cratyle entre le « naturalisme » et le « conventionnalisme ». Ce débat oppose Cratyle, partisan d’une adéquation entre la dénomination et une propriété de nature appartenant à la chose désignée, à Hermogène, qui ne voit que convention arbitraire dans la relation qui unit les noms et les choses. Ce caractère conventionnel de la liaison entre un mot et une chose (« le mot chien ne mord pas ») représente ce que Mallarmé appelle le défaut du langage : le mot n’est pas la chose, il est l’absence de cette chose (« Je dis : une fleur ! et musicalement se lève l’absente de tous les bouquets »). La poésie se définit alors par cet effort pour « rémunérer le défaut des langues », c’est-à-dire corriger et tenter de supprimer l’arbitraire du signe. C’est la raison d’être de la poésie : « une langue hypothétiquement adéquate à traduire sa pensée supprimerait le littérateur » / « appuyer le privilège créateur du poète à l’imperfection de l’instrument dont il doit jouer ». Dans Crise de vers (1886), Mallarmé propose de définir ainsi la poésie : « la merveille de transposer un fait de nature en sa presque disparition vibratoire ", ce qui fait d’elle une tentative incantatoire pour suggérer l’être des choses. Elle peut ne pas y parvenir. La spéculation sur les propriétés sensibles des mots, le lien institué entre le mot et la chose par l’organisation du poème cherchent à créer une langue où les mots redeviendraient des signes motivés : les poètes adoptent en général la position de Cratyle contre Hermogène car, dit Roland Barthes, « l’écrivain a toujours en lui la croyance que les signes ne sont pas arbitraires et que le nom est une propriété naturelle des choses. »
Dans son rapport au langage, le poète se définit comme celui qui refuse toujours d’utiliser le langage : « Le poète s’est retiré d’un seul coup du langage-instrument… il n’utilise pas le mot… L’homme qui parle est au-delà des mots, près de l’objet ; le poète est en deçà. Pour le premier, ils sont domestiques ; pour le second, ils restent à l’état sauvage. Pour celui-là, ce sont des conventions utiles, des outils qui s’usent peu à peu et qu’on jette quand ils ne peuvent plus servir ; pour le second, ce sont des choses naturelles qui croissent naturellement sur la terre comme l’herbe et les arbres… » (J-P Sartre dans Qu’est-ce que la littérature ? 1947) En refusant la langue commune, la poésie se voit souvent opposée à la prose : elle s’en distingue non pas parce qu’elle dit mieux, mais parce qu’elle dit plus et qu’elle dit autre chose. Le poète P.Valéry oppose à la transitivité de la prose ( la forme s’abolit dans son sens) l’intransitivité de la poésie ( la forme s’unit au sens et se perpétue indéfiniment avec lui ). La célèbre comparaison entre la marche et la danse donne une image claire de leur opposition :
— Comme la marche, la prose cherche à atteindre un but par le chemin le plus efficace : « si vous avez compris mes paroles, mes paroles mêmes ne vous sont plus rien ; elles ont disparu de vos esprits, cependant vous possédez leur contre-partie sous forme d’idées et de relations, et vous pourriez restituer la signification de ces propos sous une forme qui pourrait être toute différente. » Dans la prose, la forme ne se conserve pas, ne survit pas à la compréhension (« Elle a agi, elle a fait comprendre, elle a vécu. »)
— Comme la danse, la poésie ne va nulle part : le sens ne l’emporte pas sur la forme et ne la détruit pas, les mots ne se consument pas en un sens défini et certain. Au contraire, la forme est conservée, exactement reproduite comme unique et nécessaire expression de la pensée ou de l’état communiqués au lecteur. « Le poème ne meurt pas pour avoir servi ; il est fait expressément pour renaître de ses cendres et redevenir indéfiniment ce qu’il vient d’être. » (Propos sur la poésie , 1927)
Ainsi, écrit Valéry, « la poésie est l’ambition d’un discours qui soit chargé de plus de sens et mêlé de plus de musique que le langage ordinaire n’en porte et n’en peut porter » ou encore « le poème est une hésitation prolongée entre le son et le sens. » ( Variété , 1921 )
Pour arracher les mots à leur emploi habituel, les « précipiter en cristallisations neuves », « pour faire des discours composés de déclarations inédites » ( F.Ponge ), le poète travaille principalement sur trois aspects considérés comme les trois caractères fondamentaux du langage poétique :
— un travail sur le signifiant ( = substance sonore et graphique du mot ) en mettant en valeur les aspects graphiques, phoniques, rythmiques des mots, des phrases, ou en faisant preuve d’invention verbale ( jeu de mots, similitude, polysémie…);
— un travail sur le caractère cyclique propre à la poésie, en mettant en jeu toutes les formes de répétition, ce qui souligne , rythme , donne une unité au poème par le retour des sons, des constructions, du lexique…
— un travail sur la concentration du sens, obtenue par la mise en relation de tous les niveaux de signification : le texte devient un réseau d’échos et « les mots s’allument de reflets réciproques » écrit Mallarmé. Cette densité de sens passe par des mises en correspondance, par des associations nouvelles de mots, par une syntaxe économe ( peu d’articulations logiques, ellipse, asyndète, enchaînement par juxtaposition…), par la présence d’images qui motivent le terme figuré parce qu’il est choisi, contrairement au mot propre normalement arbitraire ( comparaison, périphrase, métonymie, synecdoque, et en particulier la métaphore, considérée comme la figure principale de la poésie depuis les Surréalistes… mais tous les poètes ne sont pas d’accord : cf. Guillevic , Bonnefoy ).
Pour le lecteur, le plaisir du texte poétique réside dans une perception inhabituelle des mots, dans la révélation de quelque chose, dans la sensation que ce qui est dit ne pourrait pas être dit autrement ou qu’on a enfin réussi à dire… Cela exige du lecteur ou de l’auditeur une attention privilégiée, « non pas la seule attention des facultés intellectuelles, d’analyse, de raisonnement, mais une disponibilité de toutes les facultés sensibles, car celui qui reçoit un poème ne le reçoit véritablement que s’il le recrée dans sa propre expérience vécue. » ( G.E. Clancier, La poésie et ses environs )
SYNTHÈSE à partir des ouvrages suivants: H.Friedrich, Structures de la poésie moderne / J.Cohen, Structure du langage poétique / J-L Joubert, La poésie / D.Leuwers, Introduction à la poésie moderne et contemporaine / M.Aquien, La versification